Hommage à Samuel Paty

Les étudiant.e.s et les personnels de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines  ont observé une minute de silence à la mémoire de Samuel Paty lundi 19 octobre 2020 à 12h.

Suite à ce moment de recueillement, François Avisseau, directeur de la faculté a prononcé un discours pour rendre hommage à l’enseignant d’histoire géographie de Conflans.

Voici le texte :

Au silence respectueux du deuil, que nous venons d’observer, doit succéder le temps de la parole, qui éclaire sur les circonstances extraordinaires que nous vivons, quitte à poser des questions difficiles sans avoir la prétention d’y répondre définitivement. En l’espace de quelques jours, un homme, un professeur a été diffamé, livré à la vindicte des réseaux sociaux — ce nouvel avatar du lynchage ; il a été menacé, identifié par un terroriste qui l’a finalement tué et atrocement mutilé ; tout cela pour avoir fait son travail : éveiller la conscience de ses élèves, les préparer au métier de citoyen. Sous la Révolution, Samuel Paty aurait sans nul doute été regardé comme un martyr de la Liberté ; aussi il convient de se demander en ce jour de quoi son martyre est le témoignage.
Notre collègue n’a pas seulement été victime de la haine aveugle et brutale de son bourreau, mais de l’idéologie mortifère qui a armé son bras et revendiqué son geste : l’islamisme. Cette idéologie n’est elle-même que l’expression contemporaine du plus ancien, du plus constant et du plus déterminé de nos ennemis : le fanatisme, qui, renaissant sans cesse sous des formes différentes, prétend toujours asservir l’Homme à ses lubies en l’empêchant d’user de ses facultés morales, au besoin par la violence. Nous l’avions peut-être oublié, mais ce régime de libertés qu’on nomme chez nous la République n’est pas un progrès définitivement acquis. La France, fière à juste titre du legs intellectuel de l’Humanisme, ne doit pas oublier que ce-dernier n’a pas pu empêcher les guerres de religions. Elle ne doit pas oublier qu’en plein siècle des Lumières, malgré les cris des philosophes, on conduisait encore au supplice le pauvre chevalier de La Barre, décapité pour blasphème — comment ne pas songer à lui en ce jour ?
La liberté de conscience n’a rien d’une évidence. Elle est aujourd’hui encore à travers le monde une exception quand l’intolérance reste la règle. Elle n’existe qu’aussi longtemps qu’on la défend. Sur ce chapitre, l’enchaînement terrible qui a rendu possible le meurtre de l’un des nôtres doit nous conduire, comme citoyens et comme enseignants, à un examen de conscience. Car enfin, ce n’est pas d’hier que des collègues alertent sur les progrès de l’obscurantisme dans la société, dont la salle de classe est parfois le triste reflet : remise en cause des enseignements, refus d’aller dans certains cours, déscolarisation, intimidations… autant de signaux d’alertes dont nous devons nous demander s’ils sont toujours pris au sérieux par la hiérarchie, par les syndicats, par les collègues mêmes. Ne nous dissimulons pas cette réalité au prétexte qu’elle est dure à entendre.
Il est temps que nous prenions collectivement la mesure de ce qui est à l’œuvre dans notre société pour nous mettre en capacité d’y répondre. Les fanatiques ne tombent pas du ciel, dont ils se réclament bruyamment et où ils n’aspirent qu’à monter. Leur existence même est un constat d’échec et la question posée par Voltaire dans son Dictionnaire philosophique se repose à nous : « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » On ne compose pas avec l’infâme, nous répond Voltaire, on l’écrase. Mais de quoi la violence du fanatique est-elle le symptôme ? Des imperfections de notre société qui ne garantit pas toujours à chacun sa part des idéaux dont elle se réclame ? Hélas, je ne suis pas sûr qu’une société plus égale et plus fraternelle, que j’appelle de mes vœux, calmerait les ardeurs de ceux qui ne veulent pas être nos égaux et encore moins fraterniser avec nous. Que faire alors ? La classe politique ne manquera pas de faire ses propositions et les citoyens d’en débattre. Ce n’est pas ici mon sujet. Samuel Paty, lui, avait sa réponse : il enseignait l’histoire à cette jeunesse qu’il s’agit de sauver du péril qui la guette. Il nous rappelle ce qu’est l’Ecole de la République, ce qu’elle peut et ce qu’elle doit faire.
Contrairement à ce que les islamistes prétendent, l’école laïque ne fait pas la guerre aux croyants, tout simplement parce que la croyance n’est pas son propos. Comme le disait son inventeur, Ferdinand Buisson, l’ambition de l’école publique n’est pas d’apprendre à croire, de substituer un dogme d’Etat à celui d’une Eglise, mais d’apprendre à penser ; or penser (faut-il le redire au pays de Descartes ?) c’est d’abord penser contre soi-même, sortir de sa zone de confort, se libérer de la tyrannie des affects et des préjugés qui en découlent en exerçant sa raison, cette belle faculté de l’esprit qui nous rend semblables ; c’est mettre à distance les dogmes, tous les dogmes, au moyen de la critique non pas forcément pour changer ses convictions, mais pour les fonder, les faire siennes, affirmer l’autonomie de son jugement, s’émanciper des pressions qu’exerce le milieu familial. L’école laïque, contrairement à ceux qui l’assaillent, ne veut convertir personne. Elle est en cela le plus sûr rempart de l’individu en formation contre le fanatisme qui le convoite. C’est la raison pour laquelle les fanatiques l’ont toujours détestée et qu’aujourd’hui encore ils s’en prennent à elle à travers l’un de ses membres.

Chers collègues, le désespoir ne doit accompagner la tristesse qui nous étreint en ce jour. Vous sentez trop l’importance de nos missions pour vous y abandonner. Laissons le dernier mot de cet hommage à un grand professeur d’histoire puisqu’il avait la France entière dans sa classe : « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir » (Jean Jaurès).